Les lacunes de l’hydroélectricité

et la stratégie d’atténuation du changement climatique

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A bridge that crosses a dam

Cet article a été publié dans le numéro d’Intersections de l’été 2022.

L’hydroélectricité est souvent considérée comme une source d’électricité « verte », dont le Canada a besoin pour s’affranchir de la consommation de combustibles fossiles. Bien qu’il existe diverses formes de production d’hydroélectricité, le Canada et d’autres pays du monde privilégient les projets de barrages géants à grande échelle. Ces projets de plusieurs milliards de dollars impliquent la construction de barrages en béton pour bloquer et détourner le débit des rivières, élevant ainsi le niveau de l’eau pour créer des réservoirs qui inondent de vastes étendues de terre. Le rendement de ces centrales hydrauliques, souvent situées loin des populations denses des villes, est de plusieurs mégawatts d’énergie renouvelable et ininterrompue, sans cheminées ni déchets nucléaires. Pourtant, le développement hydroélectrique n’est pas exempt d’effets sur le changement climatique et a des répercussions négatives importantes sur les nations, les animaux et les plantes autochtones.

Au Manitoba, environ 96 % de l’électricité provient de 15 centrales hydroélectriques situées principalement dans les régions du nord de la province. Pour augmenter la production de ces centrales, on a détourné la rivière Churchill. Ceci a considérablement modifié et inversé le débit du bassin hydrographique naturel. Les communautés autochtones qui vivent le long des cours d’eau affectés par l’hydroélectricité subissent les impacts les plus graves. Depuis près de cinq décennies, le MCC Manitoba travaille de concert avec l’Interchurch Council on Hydropower [Conseil interéglise sur l’hydroélectricité] pour réclamer un traitement équitable des personnes et des terres touchées par le développement hydroélectrique dans le nord du Manitoba.

Ellen Cook, coprésidente du Conseil interéglise sur l’hydroélectricité de la Première nation Misapawistik (Grand Rapids), et Kerry Saner-Harvey, coordonnateur du programme de MCC Manitoba : Indigenous Neighbours [Voisins autochtones] ont discuté des répercussions de l’hydroélectricité sur les communautés dans le Manitoba et les liens qui existent avec le changement climatique. Le texte qui suit est une version éditée de leur conversation.

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A woman with grey hair and glasses stands in front of a hydro dam
Ellen Cook à la centrale de Grand Rapids en 2017. Photo fournie par Brad Leitch. (Cette photo a été prise dans le cadre du projet documentaire For Love of a River [Par amour d’une rivière] de l’Interchurch Council on Hydropower [Conseil interéglise sur l’hydroélectricité]

Kerry : La maison de votre enfance et votre communauté, la Première Nation Misapawistik (Grand Rapids) ont été profondément touchées par la construction de la centrale de Grand Rapids dans les années 1960. Ayant fait l’expérience directe des répercussions du développement hydroélectrique à grande échelle et ayant passé de nombreuses années à défendre les intérêts des communautés touchées par l’hydroélectricité, quel est votre point de vue sur la perception selon laquelle l’hydroélectricité est une source d’énergie respectueuse du climat ? Quels sont les pièges de l’utilisation de l’hydroélectricité comme stratégie d’atténuation des changements climatiques pour réduire la consommation de combustibles fossiles au Canada ?

Ellen : Les peuples autochtones savent que tout ce qui est destructeur pour l’environnement n’est pas bon pour la Terre Mère, dans tous les sens du terme. L’appauvrissement des oiseaux, des animaux, des poissons et de nombreuses autres espèces causé par les projets hydroélectriques influence sans aucun doute le monde entier. Verser du béton dans nos magnifiques cours d’eau pour créer des barrages, ce qui détruit à jamais l’eau, est extrêmement préjudiciable à la ponte des oeufs, à l’habitat des poissons et à l’équilibre écologique. Le vieil adage célèbre (parfois attribué au chef Seattle de la nation Duwamish) est une déclaration puissante et tout à fait exacte : « L’humanité n’a pas tissé la toile de la vie. Nous n’en sommes que les fils. Ce que nous faisons à nos frères et sœurs de la création, nous le faisons à nous-mêmes ». Nous savons que l’inondation des terres, surtout sans débroussaillage ni déboisement, a un impact négatif sur tout, y compris sur le climat. Les arbres et autres matières en décomposition dans les zones inondées dégagent des gaz comme tout autre être vivant en état de décomposition.

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A river bed with pine trees in the backgroun
L’ancien lit de la rivière Saskatchewan est à sec, là où coulaient les Grands Rapides avant que l’eau ne soit redirigée par le barrage. La Nation crie Misipawistik a été nommée d’après ces rapides. Misipawistik se traduit par « Grands Rapides ». Photo ICH/Matthew Sawatzky

Kerry : Nous entendons parler des niveaux toxiques de méthylmercure créés invariablement par les eaux de crue des réservoirs. On sait que le méthylmercure contamine les poissons et la faune pendant de nombreuses décennies, exposant les communautés voisines à des niveaux élevés de mercure. On parle moins des gaz à effet de serre également émis par le développement hydroélectrique. Une étude mondiale portant notamment sur le réservoir de Grand Rapids, a suggéré que les émissions de gaz à effet de serre provenant des réservoirs hydroélectriques sont beaucoup plus élevées que ce que l’on supposait ou véhiculait auparavant, parfois à égalité avec les centrales au charbon (Scherer & Pfister, 2016).

Ellen : Des chercheurs ont découvert que les réservoirs hydroélectriques émettent 1,3 % de tous les gaz à effet de serre d’origine humaine produits dans le monde. Pour mettre ce chiffre en contexte, c’est plus que tous les gaz à effet de serre produits au Canada chaque année. La dernière étude a révélé que les réservoirs construits par l’homme produisent beaucoup plus de gaz à effet de serre qu’on ne le pensait auparavant, la plupart de ces émissions apparaissent sous la forme de méthane, un puissant gaz qui réchauffe le climat. Plus d’un million de barrages existent dans le monde et des milliers de barrages hydroélectriques sont en cours de planification ou de construction, notamment le barrage controversé du site C dans la vallée de la rivière de la Paix en Colombie-Britannique, qui créera un réservoir de 83 kilomètres de long dans une région de la province riche en agriculture. (Narval, octobre 2016)

Kerry : Comme de nombreux partenaires du Conseil interéglise sur l’hydroélectricité nous le disent, souvent ces projets hydroélectriques sont mis en œuvre sans une consultation adéquate ni le consentement légitime des communautés autochtones. Lorsque les pêcheurs ou les chasseurs font part de leurs préoccupations concernant les menaces que les projets hydroélectriques font peser sur leurs moyens de subsistance et leurs droits, on les ignore en grande partie. Que signifie la justice sociale et énergétique dans le contexte du développement hydroélectrique ?

Ellen : Il y a tellement de dommages causés aux personnes et à leurs moyens de subsistance, et d’effets sociaux et économiques néfastes à l’encontre des personnes dans les communautés touchées par l’hydroélectricité et du monde naturel qui les entoure. En œuvrant pour la justice énergétique, mon objectif est de parler au nom de ceux dont les voix ne sont pas entendues par les habitants des villes et des villages qui sont si éloignés de la destruction réelle et par les cadres et les ingénieurs des entreprises obstinés qui font la sourde oreille à ces appels à la justice. Cela comprend les conséquences sexospécifiques de l’extraction de l’hydroélectricité et d’autres ressources, lorsqu’on amène des travailleurs principalement masculins dans des camps près des communautés autochtones, ce qui crée de l’insécurité pour les femmes et les familles. Attirer l’attention sur le fait que l’hydroélectricité n’est pas propre constitue une partie essentielle de mon travail.

Le changement climatique est un défi urgent. Le Canada doit abandonner les combustibles fossiles au profit de différentes sources d’énergie. Cependant, il est difficile de dire laquelle est la meilleure option énergétique, car elles sont toutes destructrices sous une forme ou une autre. Les sources d’énergie géothermique, solaire, éolienne et hydraulique causent des dommages à l’environnement, chacune à leur manière.

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A group of Indigenous people stand in front of a tipi
Du 26 au 28 juillet 2019, les Kokooms (grands-mères) de Split Lake, Easterville, Grand Rapids et Nelson House se sont réunies au camp culturel de Grand Rapids. Au cours de cette fin de semaine, dix femmes se sont réunies et ont tenu des conversations sur la façon de ramener la guérison dans les communautés touchées par l’hydroélectricité. Photo du MCC/Kerry Saner-Harvey

Kerry : Une approche consiste à investir dans les options qui ont le moins d’impact sur l’environnement, notamment sur le climat, tout en présentant le meilleur rapport coût-bénéfice en matière d’énergie. Par exemple, une étude sur la rivière Kennebec dans le Maine a estimé que, pour ouvrir la voie aux espèces de poissons, le coût total de la suppression de 14 barrages et de leur remplacement par une production équivalente en énergie solaire photovoltaïque est inférieur au coût moyen de la construction d’un nouveau barrage (Sharma & Waldman, 2021). Cela soulève certainement des questions sur la rentabilité du développement hydroélectrique à grande échelle. Pourtant, comme vous le soulignez, dans une certaine mesure toutes les sources d’énergie nuisent à la terre et à l’eau. Quelles sont vos idées pour assurer que la transition vers l’abandon des combustibles fossiles n’entraîne pas d’autres injustices ?

Ellen : Les dommages causés à la terre nous sont nuisibles ; elles portent préjudice à nos modes de vie, à notre alimentation et à notre économie. Ils nous blessent spirituellement, émotionnellement et même physiquement. J’ai le cœur brisé chaque fois que je vois un arbre abattu par les inondations et les fluctuations constantes de l’eau de ces barrages. Le respect des droits des autochtones passe par la protection de l’environnement et une véritable écoute de notre savoir. Il est essentiel de limiter l’utilisation des combustibles fossiles, car je ne crois pas que les producteurs de pétrole cesseront un jour de vendre du pétrole. C’est une activité trop lucrative et très concurrentielle. Il nous faut utiliser des appareils à faible consommation d’énergie, limiter la consommation d’électricité, utiliser des lampes D.E.L., limiter l’utilisation du plastique, recycler, et éviter les produits à base de pétrole. Les dommages causés à l’environnement lors de l’extraction du pétrole des sables bitumineux et la quantité d’eau qui est polluée par l’extraction du gaz naturel ou du pétrole par fracturation sont répréhensibles. Les émissions de carbone provenant des combustibles fossiles dépassent de loin les dommages causés par l’énergie solaire, éolienne et géothermique. Ces dernières sont toutes des formes d’énergie durables, car elles ne s’épuisent jamais. J’ai récemment entendu dire que Reykjavík, en Islande, utilise la géothermie pour chauffer presque la totalité des bâtiments de la ville. Afin de minimiser les émissions de carbone, je pense qu’il faut combiner plusieurs méthodes d’énergie plutôt que de dépendre des combustibles fossiles et de l’hydroélectricité. Il nous faut rectifier le tir si nous voulons sauver l’environnement et mettre fin à l’injustice.

 

Ellen Cook est coprésidente du Interchurch Council on Hydropower [Conseil interéglise sur l’hydroélectricité] et est originaire de Misapawistik (la Première Nation de Grand Rapids) au Manitoba. Kerry Saner-Harvey est coordonnateur du programme du MCC Manitoba, Indigenous Neighbours [Voisins autochtones].

Le travail du MCC en matière de justice associée à l’hydroélectricité remonte aux années 1970 avec le Project North and the Aboriginal Rights coalition  [Projet Nord et la Coalition pour les droits des peuples autochtones]. À la suite de la création de la dérivation de la rivière Churchill et de la réorganisation massive du bassin hydrographique naturel du Nord, le Interchurch Task Force on Northern Flooding [Groupe de travail interéglise sur les inondations dans le Nord] fut créé. Depuis, le nom a changé pour devenir le Interchurch Council on Hydropower (ICH) [Conseil interéglise sur l’hydroélectricité], regroupant des représentants de différents milieux confessionnels. L’ICH cherche à suivre l’exemple des amis et partenaires autochtones, comme Ellen Cook, dont la vie et les communautés ont été grandement affectées par l’hydroélectricité.

Nous sommes nombreux, dans le sud de la province, à ne pas savoir d’où vient notre énergie. Ou bien nous nous fions au message selon lequel notre énergie est propre et verte. Malheureusement, la réalité est beaucoup plus compliquée. L’ICH cherche à aider l’Église à tenir des conversations sur l’hydroélectricité et à tenir Manitoba Hydro responsable de ses politiques et de ses décisions en lui demandant de respecter le consentement libre, préalable et éclairé des communautés des Premières Nations ainsi que de protéger leurs terres et leurs moyens de subsistance.

Ce travail devient d’autant plus important que les impacts du changement climatique ne cessent de croître. Les bureaux du MCC situés sur le territoire du Traité 1 consomment également de l’hydroélectricité provenant du nord. En tant que chrétiens et en tant qu’organisation de consolidation de la paix, il est important de s’assurer que lorsqu’il y a des ressources dont nous bénéficions, il y a également une justice pour les personnes et les terres d’où proviennent ces ressources. Vous pouvez en savoir plus sur le site web du ICH : hydrojustice.org.

 

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Two Indigenous people sit at a table in front of a window. The person on the right is eating and talking on speaker phone.
« Manitoba Hydro vend l’électricité produite sur notre territoire comme une énergie propre et renouvelable ; elle ne l’est pas » déclare Alberteen Spence (à droite), travailleuse sociale de la nation crie de Tataskweyak (Split Lake), photographiée avec Ellen Cook. Photo ICH/Matthew Sawatzky

Légende de la photo d’en-tête : L’évacuateur du barrage de Grand Rapids retient un mur d’eau de 30 mètres de haut dans le lac Cedar (à gauche). Photo ICH/Matthew Sawatzky